Dans le cadre de leur réflexion sur la création d’un cadre réglementaire adapté aux biotechnologies et au transhumanisme, Sofia, Hugo et Lorenzo, fondateurs de ThinkH+, ont rencontré Isabelle Debré, Vice-Présidente du Sénat, membre de la Commission des affaires sociales et sénatrice des Hauts-de-Seine.
Madame Debré, merci d’avoir accepté de nous recevoir. Notre première question est relativement générale. L’un des principaux défis que rencontre le transhumanisme est son manque de visibilité auprès du grand public. Comment définiriez-vous le transhumanisme ?
Le transhumanisme est un courant de pensée qui englobe des pratiques variées. Toutes visent, dans une plus ou moins grande mesure, à modifier les capacités humaines grâce aux technologies. Il faut avant tout différencier la réparation et l’augmentation. Les problématiques ne sont pas les mêmes. C’est une chose d’associer la robotique à l’humain quand la technologie est faite pour réparer. C’en est une autre d’augmenter le potentiel humain sans nécessité thérapeutique. Je pense qu’il faut rester prudent. Le cadre réglementaire actuel encadre déjà les pratiques réparatrices : la sécurité sociale prend en charge un certain nombre d’actes médicaux et chirurgicaux. Les actes d’augmentation ne relèvent pas du même ordre. Si la société prend en charge la santé publique, l’augmentation, elle, n’est pas un dû.
Vous évoquez la nécessité de faire preuve de prudence. Quels sont les risques du transhumanisme ?
La technologie ne peut pas se développer sans un minimum de conscience. Le transhumanisme, comme tout courant de pensée, peut bien sûr entraîner certaines dérives. Mais il faut aussi penser aux risques qui lui sont inhérents, aux risques encourus même en l’absence de dérives. Pensez à l’immortalité : aujourd’hui, on sait que des entreprises de « biotech » cherchent à remédier aux symptômes du vieillissement. Leur objectif est louable. Mais qu’en est-il des risques de surpopulation ? Nos sociétés font des efforts considérables pour être en mesure d’accueillir les réfugiés de guerre, les réfugiés économiques et bientôt, les réfugiés climatiques. Qu’en sera-t-il si l’on devient virtuellement immortel ? Sera-t-on capable de faire une place décente à chacun ? Et que penser des conséquences environnementales ? Je ne dis pas qu’il faille interdire ces recherches. Elles doivent néanmoins se faire avec la conscience des conséquences qu’elles engendrent.
Les problématiques que vous mentionnez sont celles de la Responsabilité Sociale des Entreprises (RSE). Les entreprises doivent parfois prendre l’initiative d’encadrer leurs propres pratiques, même si aucune obligation légale ne les y contraint. Est-ce qu’une telle autorégulation est souhaitable ?
Il y a deux parties dans votre question. Certaines pratiques demandent que l’on maintienne une présence humaine responsable, que l’on garde l’humain en perspective. En robotique et dans la conception d’intelligences artificielles, par exemple, il est fondamental que la programmation se fasse en gardant constamment à l’esprit nos exigences éthiques. Le respect de la dignité humaine doit demeurer un idéal régulateur. Il n’est pas inconcevable que dans quelques années, certains aspects de l’éducation des enfants soient pris en charge par des intelligences artificielles. De la même façon, aujourd’hui, beaucoup d’opérations financières sont gérées automatiquement par des logiciels. Il faut alors toujours être en mesure de savoir qui les a programmés et comment. Le danger, c’est d’être face à un programmeur malfaisant ou simplement irresponsable et d’être incapable de contrôler les effets de la machine qu’il aura développée. La robotique et le transhumanisme en général ne doivent pas se déconnecter de l’humain. En ce sens, il est essentiel que les entreprises qui développent ces technologies se régulent elles-mêmes.
Le cadre réglementaire actuel encadre déjà les pratiques réparatrices
D’un autre côté, il est évident qu’il y a un besoin législatif. Tout ne peut pas être laissé à la bonne volonté des personnes, physiques ou morales. Plus fondamentalement, la loi représente parfois un niveau d’action plus efficace que la régulation à l’échelle individuelle. Prenez la protection de la vie privée dans le secteur médical. L’abaissement du coût des tests génétiques, par exemple, soulève des questions en matière de droit du travail. Votre employeur a-t-il le droit d’accéder à vos informations génétiques ? S’il peut se procurer un kit de test génétique pour moins de mille euros, est-ce qu’il a le droit de conditionner votre embauche au résultat de votre test ? Bien sûr, la loi prévoit déjà un cadre pour certaines de ces problématiques. Mais le transhumanisme, c’est aussi le développement de technologies de pointe accessibles et utilisables par tout un chacun. Elles entraînent nécessairement de nouvelles pratiques qu’il est important d’anticiper et d’encadrer. Légiférer, ce n’est pas seulement prohiber. Interdire la discrimination génétique, par exemple, c’est aussi encourager les gens à aller se faire tester pour la maladie de Huntington sans craindre que les informations qui seront collectées à cette occasion soient employées à mauvais escient. De ce point de vue, donner un cadre législatif aux pratiques génétiques permet de sensibiliser les employeurs plus rapidement et à une plus grande échelle, tout en garantissant aux employés le respect de leurs droits.
L’un des objectifs du transhumanisme est “d’augmenter” l’être humain grâce aux technologies. On peut penser aux implants portables. Ce mouvement rencontre parfois une forte opposition parce qu’il touche au corps humain. Qu’en pensez-vous ?
En la matière, je suis favorable à une certaine forme de libéralisme : si vous souhaitez “augmenter” votre corps en portant des patchs intelligents qui surveillent votre rythme cardiaque ou des lentilles de contact qui permettent d’accéder à internet, il n’y pas de raison de s’y opposer.
En revanche, la question n’est plus la même lorsqu’on envisage de modifier le corps humain de façon irréversible. Je suis contre l’amputation d’un bras pour le remplacer par un membre bionique, quels que soient les avantages que ce nouveau bras pourrait procurer. On en revient à la distinction entre les usages de réparation et d’augmentation du corps humain : il est normal d’offrir à une personne qui aurait perdu un membre de le remplacer par une prothèse. On peut d’autant plus se réjouir de ce que cette prothèse soit suffisamment évoluée pour lui rendre le sens du toucher. Mais on ne doit pas pouvoir se couper un bras dans le seul but de le remplacer par une prothèse bionique. Les risques de dérives sont trop grands. Les lois de bioéthique vont d’ailleurs dans ce sens lorsqu’elles disent que le corps humain est inviolable. Attention aux amalgames : le droit d’amputer son propre bras (et la création de dispositifs médicaux et sociaux qui visent à accompagner ce geste) ne relève pas de la même problématique que celle, par exemple, de l’avortement. Le droit à l’avortement, qu’on soit pour ou contre, met en jeu le droit des femmes à disposer de leur propre corps. L’amputation d’un bras sans nécessité médicale est une atteinte à l’intégrité du corps humain. Elle relève du respect de la dignité humaine. C’est, à mon sens, l’une des distinctions fondamentales entre la réparation et l’augmentation.